Entre les cadences infernales que nous subissons au quotidien et notre rythme personnel, nous vivons le grand écart. Peut-on échapper à l’aliénation d’un temps ultra contraint, tout en faisant partie de ce monde, sans se marginaliser ?

Trouver le bon rythme, c’est le thème du Philosophie Magazine de ce mois d’Octobre, et c’est pour moi un sujet de réflexion et un thème récurrent dans mes accompagnements. Nos rythmes ont été chamboulés par l’abolition de la frontière entre travail et loisir et par ce que Jonathan Crary dans son ouvrage Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2014) décrit comme « une mobilisation générale de notre attention 24H/24H », avec l’abolition des dimanches, des jours fériés et des rythmes jour-nuit. C’est ce qu’on exprime tous quand on se dit « fatigué.e de courir », « dans le rush », « sans une minute pour soi »,…

Comment trouver le bon tempo ? Comment mettre suffisamment de conscience pour trouver « notre » rythme sans se laisser emporter par le tourbillon ? Je pense que le mode de structuration du temps proposé par E. Berne (Psychiatre et fondateur de l’Analyse transactionnelle)- en six modes : Retrait, Passe-temps, Rituel, Activité, Jeux psychologiques et Intimité- est très interessant, mais que ce modèle ne parvient plus à décrire totalement notre réalité contemporaine.
Hartmut Rosa dans son livre Accélération : une critique sociale du temps (2012), décrit très bien cette réalité et propose son antidote. Il constate que tout devient toujours plus rapide et qu’on assiste à une triple accélération : accélération technique, accélération des transformations sociales et accélération du rythme de vie. Cela se manifeste par la flambée du stress et par « l’épidémie » de burn-out, qui a tant progressé. Pour lui, l’antidote n’est pas la décélération mais plutôt la « Résonance ». Dans son livre Résonance (2018), il propose de développer un nouveau rapport  au monde. La résonance, c’est quand je suis touché.e par un événement, une personne, une oeuvre d’art et qu’à mon tour j’exprime une émotion, et que je touche et ai un impact sur le monde. Chaque relation induit une transformation mutuelle du monde et de la personne. Ce qui caractérise la résonance, c’est qu’elle survient ou ne survient pas, qu’on ne peut pas la prévoir.

Trouver son rythme dans des moments particuliers ou dans le quotidien ?  Nous savons tous que passer du temps dans la nature, s’accorder au rythme des saisons, sont de grands moments de résonances et de ressourcement. Mais il n’est pas toujours possible de vivre dans un retour à la terre, et nos besoins de stimulations nous font souvent quitter la campagne au bout de quelque temps. Une retraite de méditation permet aussi cette résonance et cet accordage de rythme : chaque personne suit son rythme propre tout en étant reliée à une certaine structure dans la participation à la communauté.  C’est une façon idéale de trouver le bon rythme entre action et contemplation, mais notre vie -sauf pour ceux et celles qui ont choisi la vie monastique- n’est pas une retraite permanente. Il faut trouver dans notre quotidien même, cet acte de résistance à l’accélération, cette façon de « prendre son temps » ou dit autrement, de décider de résister au temps court, électrique, immédiat, pour entrer dans des espaces de temps plus longs, moins contraints, et plus résonnants.

Vivre dans son tempo grâce à l’alternance de deux types de rapport au monde ? Je pense que nous vivons une alternance de temps résonnant et de temps structuré ou « aliéné » et que nous devons rechercher l’équilibre entre ces deux formes de rapport au monde. Chacune à sa dynamique et est nécessaire à l’autre. Comme le dit Hartmut Rosa « certaines formes et phases d’aliénation doivent être considérées comme inévitables et même comme des conditions préalables à de futures relations résonantes ». Je pense qu’une relation résonnante au monde est le critère d’une vie réussie.

Comment cette conception s’illustre-t-elle dans la pratique de la thérapie et du coaching ? C’est dans les groupes de thérapie en Analyse Transactionnelle que cette qualité de la résonance est la plus perceptible dans ma pratique : le seul cadre temporel (le temps structuré) est celui des deux heures du groupe. Ce que l’on fait à l’intérieur de ce cadre, c’est de sentir ce qui émerge, de se laisser entraîner par ce qui se passe entre nous, que l’on soit participant.e ou thérapeute, par ce qui nous touche nous impacte, tout en touchant et impactant à notre tour… rien de plus imprévisible, surprenant et puissant que ce type de travail thérapeutique en groupe.
En coaching aussi, j’ai des exemples quotidiens de clients qui apportent leur désir d’aller vers un temps plus résonnant, plus lent aussi, où ils « font » moins et où ils laissent plus les décisions murir dans des relations créatives. L’accompagnement consiste alors à valoriser ce « ne rien faire », à aider le client à trouver son équilibre, dans des modalités parfois totalement à contre-courant de la pensée dominante en entreprise.

En conclusion, je dirais que nous sommes comme des danseurs et que nos corps doivent trouver leur façon de danser et de résonner au rythme du monde.